Pourquoi le design d’interfaces web appartient au design d'objet (et non au design graphique)
D
ans le domaine du design, la variété des applications et des pratiques trompe souvent le sens commun. Ce dernier s'attachant au visible et au superficiel davantage qu'aux fondements (très souvent invisibles) des choses, il nous conduit à interpreter la nature réelle des activités humaines selon une perspective tronquée. Cela n'aurait pas beaucoup d'importance si le sens commun ne présentait pas une forte propension à coller aux doigts et aux idées, et par extension à la perception que l'on construit, par exemple, du métier de designer internet, à ses méthodes, aux processus de réalisation web et à l'organisation des compétences au sein d'une équipe.
Pour le sens commun, un designer est donc quelqu'un qui dessine des chaises et des lampes, un designer industriel est un ingénieur, un designer d'intérieur choisi la couleur de vos rideaux et un designer web est quelqu'un qui connait flash et photoshop. Ces a priori sont des vues tronquées de la réalité des métiers du design. Dans ces fausses vérités, tentons de mettre un peu d'ordre.
Pour mieux comprendre les spécificités de chaque métier, nous devons les observer à l'aune de leur intégration dans le contexte social, économique et culturel qui est le nôtre. Les produits du design diffèrent non seulement par les compétences éxigées pour chaque secteur, mais également (et surtout) par l'impact que ceux-ci produisent sur le monde de tous les jours. En pratique, comment comprendre les relations entre des expressions aussi variées qu'une affiche et un lecteur MP3, une lampe et un magazine, une application web social et une bannière flash ?
L'organisation suivante, proposée selon une progression allant de 1 à 5 dimensions, est une tentative de clarifier les relations existant entre les différentes expressions du design.
Design à 1 dimension : signe
Le design à 1 dimension s'attache à communiquer un message unique sous la forme la plus simple qui puisse exister: le signe et/ou le mot. C'est le cas, par exemple, de la publicité où le message est réduit à une phrase, accompagnée d'une image. Le sens est toujours unique et se resume en général en un verbe ("Achetez", "Regardez", "Aimez"..) de façon à pouvoir être retenue facilement par le plus grand nombre. La technique publicitaire a été inventée à la fin du 19eme siècle et a très peu évoluée depuis (et qu'on ne vienne pas me parler pas de "disruption", merci…)
Design à 2 dimensions : information
Le design à 2 dimensions s'attache à délivrer une information. Il s'exprime par exemple dans la création et la rédaction d'un quotidien, d'un livre, d'une vidéo ou animation. Au sens étymologique, l'information est ce qui donne forme à l'esprit (Dictionnaire de la langue française - Littré). Le terme vient du Latin "informare", qui signifie "donner forme à" ou "se former une idée de…". Dans le contexte du design, il ne s'agit plus de ne concevoir qu'un signe mais de contribuer à la création d'une forme. Cette forme peut d'être d'ordre purement informationnelle, comme dans le cas d'une dépèche AFP, ou bien quasi-physique, comme dans le cas d'un quotidien d'information ou d'un magazine. Dans ce dernier exemple, la dimension physique de la conception (impression, découpe…) existe mais ne contribue que pour une faible part à la forme finale. C'est la conception de l'information qui guide la forme physique. Dans le cas d'une video ou animation, c'est la dimension temporelle de l'histoire qui donnera une dimension supplémentaire à la forme.
Design à 3 dimensions : objet fonctionnel
Le design à 3 dimensions s'ancre résolument dans le monde physique et s'attache à créer des objets fonctionnels : une chaise, un cerf-volant, une voiture, une maison… (j'écarte volontairement de mon propos les œuvres d'arts, qui appartiennent à un champs d'exploration entièrement différent.) La conception fonctionnelle dépasse la forme pour s'interresser aussi à l'usage. Cela a des implications très larges et très diverses allant de la connaissances des besoins, du contexte compétitif, du marché, du respect des standards industriels, de la production en série. Par définition, l'objet fonctionnel possède non seulement une forme physique mais également une fonction, un mode d'emploi et une application. Dans le cas d'un siège, la fonction est de s'asseoir, le mode d'emploi consiste à règler la hauteur de l'assise ou l'angle du dossier, l'application s'attache à s'adapter au contexte d'usage (une chaise de restaurant différera d'un siège de bureau, d'un fauteil de cinéma, ou encore d'un siège de train…) Les objets fonctionnels peuvent atteindre des niveaux de complexité très élevés. Une habitation, par exemple, est une organisation d'objets fonctionnels créant un environnement utilisable et cohérent.
Design à 4 dimensions : organisation d'objet fonctionnels interactifs
Le design à 4 dimensions génère des objets fonctionnels interactifs. En effet, à partir d'un certain degré de complexité, les objets doivent repondrent au stimuli qui leur est transmis. Ils doivent envoyer un signal en retour (pour indiquer qu'ils ont bien compris) et agir par eux-mêmes. Une voiture moderne est une organisation hautement complexe d'objets dont le degré d'ingénierie est tel qu'il est necessaire d'intégrer une dimension interactive sous la forme d'un réseau électronique et d'un ordinateur embarqué. En effet, le conducteur seul ne peut pas contrôler tous les paramètres (comme rêgler la variation de force de freinage d'un ABS sous la pluie, par exemple). L'ordinateur agit et réagit seul. C'est évidement exactement ce qu'il se passe pour tous les objets informatiques qui nous entourent: lecteur mp3, téléphones, appareils photos, ordinateurs et réseaux de serveurs. La particularité de ces objets est qu'ils fonctionnent grâce à un objet fonctionnel interactif non-physique, c'est-à-dire un programme informatique.
Un programme informatique est un ensemble organisé et cohérent d'objets fonctionnels non-physiques ayant la capacité d'interagir avec l'utilisateur. La conception web appartient à ce domaine, au détail prêt que la dimension physique (les composants électronique, la machine) est pratiquement évacuée du propos. Le concepteur web ne s'attache qu'à concevoir des objets fonctionnels interactifs non-physiques qui parlent à d'autres objets fonctionnels interactifs non-physiques, pratiquement sans tenir compte de la ou des machines qui les soutiennent (cf. Cloud Computing). A ce titre, ils conçoivent et agissent sur un plan différent que celui des 3 dimensions physiques
Design à 5 dimensions : systèmes interactifs auto-apprenant (ecosystème informationnel)
La conception à 5 dimensions est dirigée vers la génération de systèmes interactifs auto-apprenant, ce que Joël de Rosnay nomme dans son ouvrage "L'homme Symbiotique" des "ecosystèmes informationnels". Selon la définition de Wikipedia, la notion d'écosystème informationnel pourrait être comprise comme un prolongement naturel de celle de "Système d'information" en ce sens qu'elle représente une symbiose complexe (au sens systémique) entre "réalité" (opérations sur des chaines de valeurs, cycles de vie d'objets, processus métiers) et "virtualité" (des systèmes d'information ouverts et non-déterministes).
Inutile de préciser que ce champs d'exploration est à peine en train de naitre mais que le développement rapide de l'Informatique dans le Nuage (Cloud Computing) en est une expression directe. Pour les designers, la conception au sein d'un ecosystème informationnel consiste avant tout à créer des contextes d'usage favorables à l'émergence de tels systèmes. Les réseaux sociaux en sont un bon exemple. Tout ce qu'un designer peut faire pour contribuer à l'émergence d'un réseau social (d'entreprise, par exemple), c'est de mettre en place les espaces et les outils — c'est-à-dire le tereau — qui favorisera la croissance du réseautage entre membres. Cela a pour implication qu'on ne peut pas prévoir le succès d'un réseau social car, par définition, c'est un système ouvert non-déterministe. On peut par contre se concentrer sur la mise en place d'outils adaptés à ce type d'usage.
Pourquoi le design d'interface web n'est pas (seulement) du design graphique
Le design d'interface web s'inscrit dans la conception à 4 dimensions, celle des objets fonctionnels interactifs non-physiques. Ces objets possèdent une profondeur bien supérieure à la surface graphique apparente: ils fonctionnent, ils interagissent avec l'utilisateur, ils s'inscrivent dans une organisation complexe et entre en intéraction avec d'autres objets fonctionnels, ils peuvent changer de forme en fonction du contexte (comme par exemple dans le cas d'un parcours de transaction). Ils forme surtout l'expression visible d'un système de gestion de flux de données (donc invisible et mouvant). La conception d'interfaces web s'attache donc à donner une apparence concrête à des objets fondamentalement abstraits: des objets informatiques.
Nous terminerons cet article sur ce brillant passage de "Petite Philosophie du Design" de Vilém Flusser :
“Les gens qui ont signé un pacte avec l'écriture refusent de le reconnaître. Dans le calcul, ils ne voient que les petits cailloux et disent que c'est froid et sans âme. C'est là un contre-sens carrément malveillant. Ce qui compte dans le calcul, c'est de tirer de ces petits calculs manipulés à froid, par la synthèse mathématique, quelque chose de nouveau, de jamais vu encore. […] Mais depuis que, grâce aux ordinateurs, on peut transcoder les nombres en couleurs, en formes et en sons, cette beauté et cette profondeur du calcul sont devenues perceptibles par les sens. […] Ce qu'il y a de passionnant dans le calcul, ce n'est pas qu'il bricole le monde à sa convenance (ce que l'écriture sait faire aussi), mais qu'il est capable de projeter à partir de lui-même des mondes offerts à la perception sensible. Omar Khayyam dit : "Ô Amour, si nous pouvions, toi et moi, conspirer avec le destin pour saisir tout ce misérable agencement des choses ! Ne le briserions-nous pas en mille morceaux pour le reformer au plus près des souhaits de notre cœur ?". […] Les gens voient bien que nous sommes en train de le briser en mille et mille bits, tout ce misérable agencement des choses. Mais non pas que nous pouvons aussi le remodeler par l'informatique selon les souhaits de notre cœur. Les gens devraient enfin apprendre à calculer.”
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